Terre (2)
Je m'étais finalement laissé convaincre. De toutes façons, je ne
restais pas assez longtemps en ville pour chercher à gagner du temps.
Alors je racontai. Elle venait de finir sa première tarte au flan. Et
moi de mettre un terme à plus de dix ans d'esquives. Je racontai tout,
sans filtre, avec moult détails. Tout. Dix ans, dix secondes, dix
minutes. Pas plus. Ca ne pèse pas bien lourd, finalement, un secret.
Quoique. Désormais, du silence flottait dans ce café pourtant bruyant.
C'était comme un nuage floconneux qui se plairait là et qui déciderait
de ne plus bouger malgré le vent contraire. Au point qu'elle attaqua sa
seconde tarte. J'aurais aimé qu'elle m'en mette une, là, tout de suite.
Mais nous n'étions pas encore assez intimes, c'était évident. Qu'elle y
aurait songé qu'elle ne l'aurait probablement pas osée. Je profitai du
moment pour vérifier, regardant alentour, si seul notre silence s'était
pointé ou si d'autres trainaient dans les partage. Rien, évidemment.
Pas grand chose, disons. Ah, si, là-bas, peut-être. Ce couple. Quoi que
non. A bien y observer, je sentis que ce n'était pas un silence, entre
eux, c'était bien davantage, plus épais, corné, usé. une guerre, sourde
et froide, de celles qui se nouent sans mots. Loin, le silence. Jeté.
Vidé de sa substance. Exsangue. Pourquoi restaient-ils côte à côte,
d'ailleurs ? Je me le demandais. Pourquoi s'infligeaient-ils cette
proximité ? N'avaient-ils donc pas d'autres gens avec qui tuer le temps
? Des amis, de la famille, un prêtre, un avocat, une tireuse de carte ?
Je
passai d'autres tables en revue. Il y avait beaucoup de monde. C'était
l'après-midi. Un samedi. Ce n'était pas si étonnant, en fait. Qu'il y
ait beaucoup de monde. J'aurais eu une montre, je l'aurais consultée
tellement je ne savais plus ni quoi faire ni quoi dire après ma longue
tirande et en attendant que Sylvie dise que chose. Mais je n'avais pas
de montre. Je cherchai des yeux une pendule que je ne trouvai pas. Je
regardai Sylvie sans la regarder, quand je remarquai ce type. Au
comptoir. Il avait de la terre aux semelles. Il portait des bottes, le
genre à venir se jeter un godet de courage avant d'aller bosser, ou de
s'en jeter un après le boulot, ou les deux, je n'en savais rien, après
tout. J'en était à me demander ce qu'un type des champs venait faire en
tenue à la brasserie de la gare, en pleine ville, quand je remarquai
que Sylvie avait quitté son regard parti net au moment de mes premières
paroles et venait d'en prendre un autre. Elle déshabilla le silence et
je lui en sut gré. Tout n'était pas perdu pour ma première relation
sexuelle. Vraiment.
Tu as mangé de la terre... Mangé de la terre... De la terre...Cela
me suffisait. Elle me donnait vraiment l'impression de vouloir faire
entrer au burin dans sa tête chacun des mots pendant que je me
demandais comment j'allais remonter la pente avec elle surtout avec le
peu de temps qui nous restait.
Son excitation des premières minutes,
son exubérance, s'étaient envolées. Sa voix avait changé. Plus posée,
maintenant. Avec des mots prononcés plus lentement. Le teint plus
grave. Ca ne pinchait plus. Elle me croyait, je le sentais, et si je
n'en éprouvais aucune fierté, je devais quand même ressentir une sorte
de soulagement. Elle m'avait toujours cru capable de tout. En même
temps, elle n'y croyait pas, tout bonnement parce que c'était
incroyable. Tuer quelqu'un. Et manger de la terre. Incroyable.
Je
n'avais pas évoqué le cadavre. La prison. Les "experts", vus et revus.
Mystère, un point c'est tout, restons-en là cher Monsieur. Bracelet
électronique, néanmoins.
Exceptionnellement, je l'avais mis à mes
pieds. Pas au poignet. Cheville gauche. Pas poignet droit. Ca ne
manquait pas de m'interroger, ça m'occupa d'ailleurs un bon moment
durant le trajet : mais comment allais-je faire lorsque nous serions au
lit ? Au point que j'avais opté pour une relation qui se ferait à la
va-vite, debout, moins glamour, et de surcroît plus conforme avec le
temps que je m'étais imparti.
Le couple s'était levé. Il paya. Elle marcha devant. Il suivit. Il avait envie de quoi ?
Sylvie devait en être aux points de suspension de sa phrase car un peu après, elle ajouta : Mais c'est dingue ! Dingue !
Elle
souriait, maintenant. Un peu. Les bottes avaient quitté le comptoir,
j'avais terminé mon thé, j'hésitais. Ce sourire, était-il peur ?
Moquerie ? Promesse, genre celle-là pour sûr, je vais la raconter. Je
frissonnai à cette perspective, me voyant star chez le coiffeur, puis à
la pause entre collègues, héros des soirées entre amis, et même des
soirées où l'on ne se connaît pas. Un vernissage d'expo, peut-être ? Un
pot après un spectacle ?
Sylvie était de ceux qui vivent à mille à
l'heure, se plaignant de leur célibat tout en le vantant dés qu'elle en
avait l'occasion. Comme les banlieusards faisaient la promotion du
Paris avec tous ces spectacles mais qu'ils n'avaient jamais le temps
d'aller voir. Ces pensées étaient de toutes façons stupides de ma part
: je n'étais venu ici que quelques heures. Pas plus de quelques heures.
C'est ce que je lui avais écrit. C'est ce que j'avais fait.