Terre (1)
Et c'est comme ça que je me suis retrouvé à manger de la terre.
Cela
faisait dix bonnes minutes que je parlais, un vrai miracle soit dit en
passant. Ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. De ces longtemps
qui se mesurent en années. Seul, là-bas. Je n'en revenais toujours pas
d'être ici, maintenant, face à elle.
Je m'étais interrompu à un
moment donné pour reprendre du thé, je l'avais même bu trop vite et ça
m'avait dégouliné le long du menton, mais j'avais repris le fil. Je
crois bien que pas une seule seconde, pas une seule, Sylvie n'avait
changé d'attitude. Comme statufiée elle qui jusque là ressemblait
davantage à une pile électrique. Ca changeait de ma batterie
sempiternellement à plat.
Elle avait mal dormi les trois nuit
précédentes, me confia-t-elle. Ce rendez-vous la perturbait. Elle se
retrouvait comme une gamine avant un premier rendez-vous. Des dizaine
de fois elle avait d'ailleurs joint ses mains devant elle, en disant : Je n'en reviens pas que ce soit toi, que tu sois là. Bonhomme, je souriais.
Mais
là, tétanisée, la pile. Off. Même ses boucles d'oreilles qui
vibrillonnaient jusque là s'étaient comme figées. Rendues muettes. Elle
était soudain toute en écoute, en attention, en concentration: bouche
légèrement entrouverte, yeux arrondis, mains contre le menton.
J'aperçus quelques rides. Elle avait des bagues aux doigts. Trop de
bagues. Elle avait trop de maquillage, aussi.
Elle me fixait. Même après que j'ai eu dit ça elle me fixait.
Je
repris du thé. Fit cette fois attention au menton. Ca fait toujours
drôle quand on a juré de se taire et que ça sort. Personne n'aurait
réussi à me convaincre que ça sortirait comme ça et à ce moment là.
Personne. Et pourtant, ça avait jailli. Je le déplorais, maintenant.
Amèrement. J'aurais payé cher pour ravaler ces mots-là, faire une autre
mixture, dire n'importe quoi d'autre, de préférence.
Elle avait les
doigts tous tordus, de ne savoir quoi faire de ce silence qui avait
succédé à mon propos. Les bagues ne pipaient mot mais devaient
sacrément se serrer et se tortiller pour que chacune s'y retrouve.
J'avais pour ma part le regard périphérique de ne savoir moi non plus
quoi faire de ce silence.
J'avais juste conscience que je m'étais
mis tout seul dans le pétrin. Conscience que le cas échéant, je
n'aurais qu'à m'en prendre à moi-même. Comme d'habitude. Je n'en
souffrais pas. Je ne comprenais pas ce qui m'avait pris. C'est tout. Et
comme d'habitude, cela suffisait à me tarauder.
A un moment donné,
on était là depuis une bonne heure maintenant et les préliminaires
avaient été comme ils avaient pu, c'est à dire remplis de silences, de
gênes, de regards à la dérobée, de sourires, de rictus. A notre
décharge, nous ne nous étions pas vus depuis tant d'années et on disait
tellement rien que j'avais lâché ces quelques mots. L'air de rien.
Comme une tentative désespérée. En tout cas désespérante pour moi et
apparemment pleine d'espoir pour elle.
Ce fut presque un murmure,
pourtant. Une douce tape dans le dos, du bout d'un doigt, des lèves,
quasiment de l'esquive. Comme on sort une anecdote sans faire plus
attention que ça, histoire de. Même pas de l'euphorie ou quelque chose
de ce genre-là. Même pas. La phrase qui semble ne pas prêter à
conséquence, tortillée dans le flux, une phrase qu'on prononce sans
trop faire gaffe, qu'on est même surpris d'avoir prononcée tellement on
ne l'avait pas en tête; puisque depuis une heure, je me demandais si
Sylvie serait ma première relation sexuelle depuis des lustres. Elle
semblait en état de donner une issue favorable à ce projet mais je me
prenais à craindre que cette phrase, justement, prête finalement à
conséquence. Sacrément.
Car Sylvie avait tout de suite embrayé. Elle m'avait demandé de raconter. Roulé des yeux. Allez, raconte. Elle avait du sentir que notre rencontre avait fini par basculer et ce n'était pas dans un canapé. Pour le moment.